« Faire paysage » de Daria de Beauvais publié dans le catalogue du Salon de Montrouge 2017
Faire paysage. Toutes techniques confondues. Gabrielle Decazes s’applique, du dessin à la vidéo en passant par la sculpture ou l’installation, à recréer avec la démiurgie de l’aléatoire des paysages. Des paysages qui n’existent pas, des paysages que l’on rêve ou que l’on devine dans les interstices de la matière. Des paysages qui flottent immobiles sous nos yeux et qui empruntent aussi bien à l’imaginaire des nuages qu’à la forme des grottes, voire même à un modeste trou creusé dans le sable en bord de Loire… L’artiste s’intéresse aux phénomènes naturels imperceptibles à l’oeil nu.
Ce qui fait paysage devient alors archéologie, divination ou pure exploration d’un monde inhabité, un monde de formes complexes qui semblent parfois faire signe, portés par un sens crypté. Des paysages incertains souvent froids, gris, pierreux, mais toujours architecturés par une main invisible, celle de l’artiste qui compose par couches, superpositions et effets de matières l’inattendu : le paysage est au sens strict en chantier. Apparaît alors la contradiction entre la représentation d’un phénomène naturel millénaire et sa réalisation avec des matériaux industriels et précaires.
Rien n’est caché, mais par un effet de palimpseste permanent tout se voile et se dévoile. Le chantier est à ciel ouvert, le paysage est en pleine fabrication, sous nos yeux. Chacun est libre de s’y promener, de s’y perdre. Libre à soi d’y creuser son sillon ou de suivre à la trace un sens perdu. Les icebergs, les flocons de neige, les piliers de grottes pétrifiantes, le reflux du fleuve, les arcanes de béton ou les empreintes de fossiles : ce monde fait de formes est notre paysage, il a sans doute déjà disparu, nous en arpentons les vestiges.
Texte de Julie Portier publié dans le catalogue d’exposition Mettre à jour et Extension.
Gabrielle Decazes investit la notion de paysage, comme genre artistique et comme concept géographique, pour nous confronter à une perception renouvelée. Par diverses opérations de reproduction, renversement, appropriation ou déplacement, le paysage est à la fois différé (telle une image usée) et réincarné par la matérialité du support, le velouté du dessin, l’échelle du corps. A partir d’une image générique se reforme alors un paysage singulier, la destination d’un voyage intérieur, un site rechargé d’émotions – bientôt romantiques – et augmenté de strates géologiques.
« Narcisse ne se reflète plus que dans le visage de Goldmund » de Robin Garnier-Wenish publié dans la revue Faros, n°1 : La Montagne
Face à nous, la route est déserte. Un grand échangeur se devine à la prochaine bifurcation de cette ligne fixe de graphite dont nous ne bougeons pas. Nulle trace d’humain sur cette image si ce n’est celle que nous pourrions deviner dans notre rétroviseur si nous le tournions un instant vers nous. Mais il n’y a ni volant, ni compteur, ni aucun attribut automobile pour nous rassurer sur ce point. L’image épurée se fixe sur l’essentiel : une focale en grand-angle où chaque détail net ne renvoie qu’à cet étrange constat d’une solitude anormale, au sein d’un univers pourtant complètement contrôlé par la main de l’homme. Panneaux indicateurs, bande d’arrêt d’urgence, pont, rambarde, tourelle de béton armé, forment ici le champ lexical des grands axes proposés par l’artiste. Une succession de dessins précis, évoquant chacun le même univers, suivant les mêmes indications au sol : la conduite se fait à droite comme pour les deux tiers de la population mondiale, et par moment un décalage sur le côté nous laisse entendre que nous pourrions doubler. Mais doubler quoi et surtout comment ? Puisque nous ne voyons rien qui ne puisse nous servir de repère automobile, pourquoi en avoir alors la conviction ? La réponse réside en ce floutage qui se dévoile soudain, lorsque deux niveaux superposés font leur irruption dans l’analyse. Comme une bulle d’huile remontée à la surface de l’eau, le dessin n’assimile pas le filtre sombre qui le recouvre, le garde aux portes de son cadre et en assombri l’espace, à la manière des vitres fumées d’une automobile qui chercherait à protéger l’anonymat de ses passagers. Il nous aura donc fallu se faire le jeu du regard pour imaginer dans l’espace du dessin cette entité mécanique automobile pourtant absente, même si suggérée par le sujet présenté et par le filtre sombre qui s’y superpose.
Ce jeu du regard, est peut-être une des clefs de voûte du travail de Gabrielle Decazes, un univers majoritairement fait de la matière sombre des minéraux. Travaillant à partir de la notion de sérialité, l’artiste décompose en divers panels (jamais moins de 3 oeuvres par série) de larges dessins se déployant dans l’exposition. Stratifiant les niveaux de lecture : elle renverse, déplace, dissimule les espaces du dessin. Le spectateur peut ainsi avoir à tourner la tête de 90 degrés sur le côté pour lire le reflet d’une montagne sur un lac, ou se placer au-dessus de socles parés de béton pour y lire les reliefs d’une grotte. Des univers dénués, une fois de plus de la présence de l’individu, renvoyant le spectateur à sa simple posture de regardeur, ils demandent l’effort de ne pas s’arrêter à la juste contemplation. Cherchant à pousser la langueur propre aux espaces romantiques Gabrielle Decazes invite à la torsion, au déplacement et non à l’immobilité, faisant ainsi du lieu d’exposition le terrain assumé du mouvement. L’absence ne se justifie alors que par celui qui la constate, rendant in fine l’observation en elle-même désuète. Une gymnastique, que nous retrouvons alors en reculant de trois pas, dans ces socles de béton à l’intérieur desquels nous pouvons observer des sérigraphies de grottes. Un intérieur minéral, ici aussi, emballé, surélevé, mis à disposition, exposé à la lumière des néons. Une maquette à l’échelle du visiteur d’une ville aux toits recouverts de visions souterraines. Ici encore, des œuvres déclinées en différentes tailles et motifs, reprenant le vocabulaire du bâti, de la construction, vocabulaire central dans le travail de l’artiste, qui joue aussi bien des codes de la présentation que du support. Quelques mètres plus loin, dans une autre salle, c’est un glacier magistral qui s’étend sur trois plaques de placoplâtre, se chevauchant et s’appuyant contre le mur. Un abécédaire se forme au long de la visite, celui de la forme contenu dans son support, poussant les cadres, cherchant quelques fois à s’en extraire par la pression de ses contours, mais au final toujours maîtrisée. Le trait, précis, ne se contraste presque pas. L’estompage, s’il est présent, résonne comme une zone franche, le contour d’une montagne, se lit comme le trait coupant d’une route dessinée sur une carte. À mi-chemin d’un monde sans interventions de l’homme et d’un autre entièrement contrôlé, Gabrielle Decazes propose une lecture en niveaux de gris d’un univers débarassé de ses oripeaux manichéens. Ici le dessin ne se voile que pour souligner sa présence, ne se penche que pour inciter à la flexion: sans fard, il se ne se montre que par des jeux de regards impliquant le spectateur.